Retour sur la journée d’étude « Après 1918 : entre construction du souvenir et élaboration de la paix »


La journée, organisée dans le cadre du Centenaire de la Grande guerre par l’Inspection pédagogique régionale, a eu lieu le Jeudi 8 novembre 2018 à l’ESPE de Rouen.

Elle a réuni Rémi Dalisson, Philippe Chéron, Aurélien Poidevin, Renaud Boulanger et Jean-Michel Guieu autour de quelques-unes des questions qui se sont posées au lendemain du conflit.

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9h00-10h00 : M. Rémi Dalisson, « La construction d’une mémoire de guerre : entre histoire et vertus civiques »

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Professeur des universités à Rouen (ESPE), auteur de l’ouvrage Histoire de la mémoire de la Grande guerre (2015), et d’autres ouvrages sur le thème de la commémoration, Rémi Dalisson propose une réflexion sur la construction de la mémoire de la Première Guerre mondiale.
Il insiste sur l’importance des commémorations (se souvenir ensemble) ainsi que sur la nécessaire distinction entre Histoire et Mémoire. La mémoire française de la Grande Guerre est particulière puisque c’est une mémoire de vainqueur. C’est aussi une mémoire très politisée (on ne commémore que par rapport au présent). La mémoire de la Grande Guerre est particulièrement importante en cette période de centenaire (grande collecte, plus de 6000 « labellisations centenaire » accordées par la Mission du Centenaire).
Il distingue trois périodes différentes dans la représentation de la mémoire de la Grande Guerre : 1918-1944, de 1945 aux années 1970, des années 1970 à nos jours.

La période 1918-1944 :
Il y a très tôt un consensus sur l’idée de commémorer la guerre. Clemenceau évoque cette idée dans un discours à la chambre des députés le 11 novembre 1918. Les premières tentatives de commémorer le conflit étaient d’ailleurs apparues pendant la guerre elle-même (cf création de la croix de guerre en 1915).
On assiste ensuite à un dissensus sur les raisons de commémorer le conflit et sur les modalités des commémorations. Pour l’État, il s’agit alors de célébrer la République qui a vaincu l’Allemagne et récupéré l’Alsace-Moselle, pour les anciens combattants la commémoration doit être une journée de deuil et de souvenir des camarades tombés. Après des hésitations et débats sur le choix du jour, c’est finalement la vision des anciens combattants qui l’emporte. Une loi d’octobre 1922 institue le 11 novembre comme un jour férié et chômé, une fête de l’armistice et de la paix.
Entre 1920 et 1925 : 35000 monuments aux morts sont érigés en France, ils sont des sanctuaires laïques symbolisant le sacrifice, la douleur, mais aussi la victoire.
L’État suit alors les demandes des anciens combattants pour le 11 novembre, les seuls discours prononcés sont ceux des anciens combattants qui doivent dégouter de la guerre. C’est dans ce même esprit qu’en juillet 1936 à l’occasion du « serment de Verdun » 20000 combattants européens se jurent de protéger la paix.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le 11 novembre n’est pas interdit, il est célébré en zone sud et toléré dans des lieux clos en zone nord mais sans Marseillaise ni drapeau.
Le Maréchal Pétain fusionne les associations d’anciens combattants dans la Légion des Combattants. Mais le 11 novembre est aussi célébré et utilisé par les résistants (ex : grèves perlées dans les usines).
L’entre-deux guerres est à la fois une mémoire vive et une période d’historicisation de la mémoire de la Grande Guerre qui apparaît dans les programmes scolaires du primaire en 1923 et dans ceux du secondaire en 1925.

De 1945 aux années 1970 :
La mémoire de la Seconde Guerre mondiale s’impose en 1945 au détriment de celle de la Première Guerre mondiale. La manifestation des étudiants et lycéens du 11 novembre 1940 reste célébrée après, ce qui provoque une certaine concurrence entre les mémoires.
Le soldat honoré après la Seconde Guerre mondiale c’est le résistant. Il n’y a pas de monuments aux morts érigés pour les soldats de 1940 qui sont vus comme des perdants. Mais on érige des monuments à la mémoire de la résistance.
D’autres guerres et événements se superposent à la Première Guerre mondiale, des débats autour de la place des femmes dans ces commémorations font leur apparition. Les poilus commencent à disparaître, il y a moins de monde aux commémorations. Le dernier grand 11 novembre "classique" est celui du cinquantenaire en 1968.

Des années 1970 à nos jours :
Dans les années 1970, le président Valéry Giscard d’Estaing veut moderniser le rituel, il veut déplacer la commémoration de Paris à Verdun, envisage de ne faire plus qu’une commémoration de guerre le 11 novembre et de célébrer une journée de la jeunesse le 09 mai ce qui provoque un tollé chez les anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale.
François Mitterrand poursuit l’œuvre de Giscard d’Estaing. Sous sa présidence, on parle beaucoup d’Europe et pas seulement de guerre, le 11 novembre est internationalisé.
Dans les années 1990 la recherche évolue, l’Historial de Péronne est inauguré en 1992. L’historiographie se recentre sur la figure du poilu qui est vu comme une victime de la guerre. Jacques Chirac fait décrocher le portrait de Pétain du fort de Vaux à Verdun.
Sous Nicolas Sarkozy, une loi de 2012 fait du 11 novembre la fête de tous les « morts pour la France ».
En 2014, sous François Hollande, un anneau de la mémoire est inauguré à Notre-Dame de Lorette.

10h00-11h00 : M. Philippe Chéron, « Vitraux de Normandie, genèse des verrières et construction du souvenir »

Ingénieur d’étude au service de l’Inventaire et auteur de l’ouvrage très récent Vitraux de Normandie, Une histoire de la Grande Guerre (2018), Philippe Chéron s’intéresse à la construction et à la symbolique de vitraux commémoratifs à partir d’exemples locaux, pour comprendre l’un des ressorts de cette construction du souvenir, dans des lieux particuliers.

L’Église n’a pas manqué l’occasion de s’engager dans cette guerre y compris physiquement avec des brancardiers, des aumôniers et des soldats. C’est aussi une opération de reconquête pendant cette période d’anticléricalisme.
Des « vitraux du souvenir » ont été abondamment produits par l’Église, alors même que les verrières, d’un style "sulpicien" souvent daté voire caricatural, étaient vues comme "ringardes" à cette époque .
Les premières œuvres sont fabriquées pendant la guerre. L’année la plus meurtrière est l’année 1914 et c’est un véritable choc. L’Église prend elle aussi conscience du traumatisme de la disparition des corps car il n’y a pas d’inhumation. Il faut trouver des sanctuaires au souvenir des morts : des chapelles dans les églises et dans les cathédrales deviennent des espaces mémoriels comme à Saint-Pair-sur-Mer ou dans l’église de Flers.
L’image du poilu se confond très vite avec le sacrifice du Christ.
Certains motifs restent floraux et religieux mais avec la diffusion de l’appareil photographique chez les familles les plus aisées, on va retrouver dans le vitrail la volonté de garder son image figée, on réalise des portraits de plus en plus réalistes. L’influence du portrait est telle dans les années 1920 qu’ils apparaissent parfois entièrement dans le vitrail ce qui ne laisse plus de place aux signes religieux, on assiste ainsi parfois à des successions de photographies comme à Sotteville-lès-Rouen, photographies qui évoquent uniquement la douleur de la perte que l’on se rappelle en allant à la messe le dimanche. On n’hésite d’ailleurs pas à solliciter financièrement les familles pour la réalisation de ces verrières.
D’autres vitraux, ceux de la crucifixion sur fond de guerre font apparaître par-exemple un village détruit en arrière-plan, un tank, ou encore un biplan survolant la croix. Les maîtres verriers adaptent des tableaux ou des cartes postales qu’on leur donne pour modèle en ajoutant des objets, des armes ou un décor de la Première Guerre mondiale et en jouant avec l’espace-temps. Les religieux engagés sont représentés mais pas sous la forme de soldats, seulement sous celle d’aumôniers ou de brancardiers. Jeanne d’Arc est également très présente, sur environ 10 % des vitraux ; on note aussi une importante présence du Christ au-dessus des soldats qui sont représentés comme des martyrs. Il y a peu de représentations patriotiques ou de scènes de combat.

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11h15-12h15 : M. Aurélien Poidevin, « Reconstruire au lendemain de la 1ère Guerre mondiale, au croisement de la mémoire et du patrimoine »

Professeur agrégé à l’université de Rouen, Aurélien Poidevin évoque dans son intervention la thématique de la reconstruction physique de villes, des choix de reconstruction et de la notion de patrimoine, autre forme de construction de souvenir.
Il fait ressortir les différentes approches possibles et les enjeux des reconstructions de l’après Première Guerre mondiale.
Certaines villes du nord de la France ont été détruites à 80 %, elles ont subi les combats et plusieurs années d’occupation par les Allemands. Ainsi, Armentières est détruite à 88 %, Soissons à 83 % et Reims à 79 %.

Le bilan matériel est terrible : 10 départements se trouvent dans la zone de combat, ils connaissent la destruction des terres arables, la destruction par les Allemands qui se retirent de tous les moyens de production : on parle de la ligne de front comme d’une « cicatrice rouge » (Annette Becker) et on débat d’ailleurs après le conflit de la garder intact en souvenir de la guerre.

Des problématiques apparaissent à l’époque : doit-on reconstituer ou reconstruire ? Arras est reconstruite à l’identique alors que Saint-Quentin est reconstruite sur le modèle « art déco ».

Remettre en état c’est d’abord enlever les obus, enlever les barbelés, niveler les sols… En 1925, le plus gros des travaux est fait mais il faut attendre 1930 pour que soit achevée la reconstruction. Tous ces travaux soulèvent aussi des questions, notamment sur leur financement. Qui doit payer ? La ville de Noyon est, par-exemple, parrainée par celle de Béziers pour sa reconstruction.

On peut distinguer trois temps dans la reconstruction :

  • Jusqu’en 1920, la priorité est à la reconstruction des routes, des chemins fer et la remise en état des champs, pas tellement des bâtiments
  • De 1920 à 1925, ce sont les voies de chemin de fer secondaires, les voies d’eau et les bâtiments publics qui sont remis en état
  • De 1925 à 1930, la reconstruction se termine.

On assiste à une modernisation de l’urbanisme, de nouveaux matériaux comme la brique ou le béton sont utilisés.
S’il s’agit d’un monument historique, on le reconstruit à l’identique ; s’il n’est pas classé alors la reconstruction est libre. Le style « art déco » est fréquemment utilisé. Cette reconstruction fait également apparaître des conflits entre les différents acteurs : les historiens locaux, l’État et les religieux. Le beffroi de la ville d’Arras est, par exemple, reconstruit à l’identique dans un souci d’effacer les traces de la guerre.

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14h00-14h50 : M. Renaud Boulanger, « Après 1918, de nouveaux acteurs discrets, les experts financiers »

Professeur agrégé dans le secondaire et docteur en histoire contemporaine de l’université de Rouen-Normandie, Renaud Boulanger est intervenu sur l’émergence de ces nouveaux acteurs dans le cadre de la reconstruction et de l’élaboration de la paix.

Il nous présente l’expert financier comme un homme de "l’entre", entre le politique et la finance, entre l’ombre (négociation) et la lumière (presse et opinion publique), entre l’État et le privé.
La question posée est celle de la place et du rôle des experts dans les négociations de l’après-guerre en observant les années 1920 pour ce qu’elles sont elles-mêmes et pas seulement comme des années d’entre-deux-guerres. Monsieur Boulanger s’intéresse particulièrement à la figure du normand Pierre Quesnay qui joue un rôle important au sein de la Banque des règlements internationaux qui gère le remboursement des réparations de guerre, puis à la Banque centrale française.
Des nouveautés apparaissent dans les années 1920 : la fin de l’étalon-or, l’apparition de nouvelles monnaies, fiduciaires et non métalliques. Ceci se déroule dans un nouveau cadre international, la SDN jouant alors un rôle important.
Dans les années 1920, afin d’aider à la reconstruction, les experts financiers proposent de coordonner les efforts de toutes les Banques centrales européennes, le "central banking". Il s’agit de stabilisation les monnaies belge, roumaine, polonaise ou yougoslave, d’autonomiser les banques d’émission par rapport aux intérêts politiques ou encore de prendre en charge un rôle de service public défendant les intérêts financiers de chaque pays.
Une nouvelle conception du libéralisme, plus international, s’impose.
Les experts des années 1920 considèrent qu’on peut conjuguer progrès social et économie libérale. La question qu’ils se posent alors est alors de savoir qui trouver pour incarner leurs choix, quelle figure politique conseiller.

14h50-15h50 : M. Jean Michel Guieu, « 1919-1920, une paix ratée ? »

Maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et auteur notamment de l’ouvrage Gagner la Paix, 1914-1929 (2015), son intervention propose une relecture de la construction de la paix, à travers notamment la SDN.

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Jean-Michel Guieu débute son propos par l’idée généralement admise que le Traité de Versailles porterait les germes du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Cette légende noire est plus complexe en réalité, cent ans après, le temps est venu de faire davantage la part des choses car en dépit de ses lacunes, cette paix de Versailles n’a pas conduit inévitablement à la Seconde Guerre mondiale ; c’est peut-être même le meilleur compromis auquel les négociateurs de la Paix pouvaient aboutir étant donné les circonstances.
Les États-Unis arrivent à imposer à leurs alliés et aux Allemands que les traités de paix s’appuient sur les 14 points de Wilson comme base de réflexion (note de Lansing des États-Unis aux Allemands). La paix voit la désintégration des grands empires dès 1918. En 1919, les négociateurs de Versailles doivent prendre en compte de nombreux changements en Europe.
Le 18 janvier 1919, une conférence de la paix s’ouvre à Paris. Les négociateurs ont du mal à se mettre d’accord, il y a au départ 32 délégations qui participent aux négociations, elles ne sont plus que trois peu avant la signature du traité. Lloyd George estime s’y trouver « entre Jésus-Christ (Wilson) et Napoléon (Clemenceau) ».
Les circonstances des négociations sont difficiles : désir de préparer une paix éternelle, survivance d’une image négative de l’Allemagne commettant des atrocités pendant la guerre, crainte d’une contagion révolutionnaire venant de Russie, situation de millions de réfugiés russes, arméniens, grecs.
Wilson (qui est le premier président des États-Unis a quitter officiellement son pays et pour plusieurs mois) parvient à imposer l’idée de la création de la SDN. Le pacte définitivement adopté le 28 avril 1919 sera systématiquement intégré aux traités de paix à venir.
Lloyd George et Wilson ont une vision modérée d’une paix « sans vainqueur ni vaincu ». Clemenceau qui ne croit pas en la SDN, reste fidèle au système des alliances : ce qui compte pour lui avant tout c’est le maintien de l’Entente entre les quatre (France, États-Unis, Angleterre et Italie).
La France obtient des traités de garantie d’assistance militaire des États-Unis et de la Grande-Bretagne en cas de nouvelle agression de l’Allemagne. La Sarre est détachée de l’Allemagne et placée sous administration de la SDN. Il est prévu que son sort soit réglé par plébiscite au bout de 15 ans, l’exploitation de ses mines revenant entre-temps à la France.
Les réparations demandées à l’Allemagne représentent 132 milliards de marks-or (soit environ 500 millions d’euros actuels) ; 23 milliards seront réellement payés. Cette somme représente moins de 8,3 % du PNB allemand en 1921 alors que l’indemnité demandée à la France en 1871 représentait 16 % du PNB français. Mais le versement de cette somme pose la question de la responsabilité juridique de l’Allemagne dans la guerre.
Le traité est signé dans la galerie des glaces du château de Versailles, comme une revanche symbolique sur la proclamation de l’Empire allemand en 1871.
Le traité de Versailles est dérobé en 1940 par les Allemands qui l’offrent à Hitler, on ne sait pas ce qu’il est devenu depuis.
Les autres traités de paix signés en 1919 comportent des contradictions, l’idée "wilsonienne" d’auto-détermination des peuples donnera des idées aux peuples européens et également aux combattants coloniaux qui commenceront à vouloir leur indépendance.
D’un point de vue géopolitique, on essaie de créer des États forts à l’Est pour équilibrer l’Europe (ce qui explique que le couloir de Dantzig revienne à la Pologne).
L’Anschluss de l’Autriche à l’Allemagne est interdit, ce qui est contraire aux volontés de ces deux peuples.
Des États multinationaux sont maintenus en Europe mais avec des possibilités pour les minorités d’avoir recours à la SDN en cas de problème et les nouveaux États sont obligés de respecter les minorités vivant dans leur territoire.
La paix de 1919 est une paix fragile, le refus du Sénat américain de ratifier le traité de Versailles entraînant la défection des États-Unis puis de la Grande-Bretagne et provoquant une mésentente croissante entre les Français et les Anglais (on parle alors de la « mésentente cordiale »).
Des tensions financières apparaissent après la guerre. L’opinion publique française ne peut imaginer que l’Allemagne ne paie pas les réparations de guerre. Les États-Unis d’Amérique sont conscients que les dettes de guerre leur permettent d’assurer leur domination économico-financière sur leurs anciens alliés.
Finalement, les traités de paix signés en 1919 et 1920 sont évolutifs et les politiques des années 1920 et 1930 ont leur responsabilité dans leur évolution.
Quand Hitler arrive au pouvoir en 1933, il y a déjà eu de nombreuses évolutions du traité de Versailles (plus d’occupation en Allemagne depuis 1930, plus de réparations depuis 1932). Mais la démilitarisation allemande est maintenue et il en est de même pour l’article 231 sur la question de la responsabilité allemande dans le conflit. Les nazis exploitent les faiblesses des alliés et leur sentiment de culpabilité par rapport au traité de Versailles.

16h00-16h30 : M. Matthieu Bernier, Interlocuteur Académique pour le Numérique

Présentation du Dr@kk@r, la lettre d’information du pôle de compétence disciplinaire (PCD) d’Histoire-Géographie de l’académie de Rouen. Le n°21, que vous pouvez retrouver ici, propose une recension de ressources numériques pour enseigner l’histoire, la géographie et l’EMC autour de la thématique « Conflits et paix ».

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