Le complotisme, l’Histoire-Géographie et les enjeux républicains


Jérôme Grondeux, IGEN et maître de conférences, est intervenu mercredi 21 juin à l’ESPE de Mont Saint Aignan sur le thème des théories du complot. Voici une synthèse de cette conférence organisée par l’APHG de Rouen.

Cette problématique du complotisme prend de l’ampleur depuis le 11 septembre 2001, c’est-à-dire avant même les réseaux sociaux. Elle se présente comme une interprétation alternative des événements. Elle touchait à ce moment des personnes avec une personnalité un peu paranoïaque, relevant de la marginalité.
Avec les réseaux sociaux, les complots et les gens touchés sont différents. Les élèves vont souvent prendre des bouts d’interprétation de ces théories du complot et ne vont pas aller jusqu’au bout de ce qui est proposé.

Comment définir le complotisme ?

Le complotisme est entré dans le dictionnaire en 2017. Le Larousse parle du fait que les adeptes de ces théories « récuse[nt] une version communément admise d’un événement ». On parle de « communément admise » car officiel n’est pas tout à fait juste, le terme « mainstream » en anglais est le plus proche pour définir ce qui est remis en cause par les théories.
Le site Conspiracy Watch le définit en parlant de « récit alternatif ». Ce point s’est beaucoup développé autour du 11 septembre 2001 mais aussi des attentats de Charlie Hebdo en 2015. Ce récit en question peut se hisser dans une autre vision du monde, avec un brouillage important entre la réalité et la fiction. Il revêt souvent un caractère pittoresque qui est fortement influencé par des œuvres de fiction comme les romans de Dan Brown (Da Vinci Code) ou l’univers des jeux vidéos, ou encore la série Game of Thrones qui présente tous un brouillage réalité/fiction voire même une vision apocalyptique comme pour le dernier exemple.

Quelle est l’histoire du complotisme ?

L’histoire du complotisme émerge dans les années 1990 / 2000. Cela part d’une conviction et c’est toujours un phénomène de longue durée. Il est parfois difficile de savoir s’il est ancien ou en mutation récente. Ce qui est le plus important et le plus porteur d’enjeu, c’est sa diffusion.

Pour comprendre l’histoire du complotisme, il faut travailler sur l’histoire de l’opinion et de la rumeur :

  • Cela peut remonter assez loin comme la rumeur comme quoi les Juifs empoisonnaient l’eau lors de la Grande Peste. Dans tous les cas, ces rumeurs éclatent souvent lors de moments de crise.
  • Ce qui est le cas aussi lors des chasses aux sorcières, cette idée du complot satanique se retrouve beaucoup.
  • Le conspirationnisme se retrouve jusque dans la Révolution Française et le complotisme en est l’héritier. La force de ce dernier est de fournir une explication simple à des événements complexes, difficiles à appréhender, inquiétants pour cette raison. C’est ce que l’on voit à l’oeuvre dans le travail de l’abbé Barruel, jésuite, qui écrit en 5 volumes très documentés, une somme sur le jacobinisme et la révolution en proposant une vision de l’événement. Il s’agit pour lui de se mettre au ras de l’événement, pour montrer comment en 4 ans, une puissance majeure, une monarchie ancienne, a été renversée. L’événement se caractérise parce qu’il est imprévisible et non stabilisé. C’est une force déchainée qu’on n’arrive plus à contrôler. Événement inquiétant pour cette raison. Le complotisme, héritier du conspirationnisme, c’est une tentative d’apprivoiser l’événement. Il est plus rassurant de prétendre, face à un événement qui impressionne par sa force, qu’il y a des forces cachées qui le téléguident : complot franç-maçon chez Barruel, qui vise la monarchie et l’Église.

Barruel prend comme point de départ un complot dont les acteurs seraient Voltaire, Diderot, d’Alembert et Frédéric II et dont le but était de détruire la monarchie et l’Église, avec l’aide des Franc-Maçons et derrière eux, les Illuminati. Ces derniers forment un groupe réuni autour d’un professeur, influencé par les Lumières. Ce groupe a réellement existé, mais seulement jusqu’en 1785 quand le roi de Bavière, inquiet de son influence, décide de le dissoudre. D’après Barruel, certains seraient alors entrés dans la franc-maçonnerie et ensuite dans la société française. Cette idée que la révolution est le fruit d’un complot maçonnique s’est beaucoup répandue dans les milieux conservateurs. Dans le complotisme, il y a souvent cette idée que s’il y a contact, s’il y a réseau, il y a complot. Or, la franc-maçonnerie s’est beaucoup diffusée, même jusqu’au Proche et Moyen Orient avec une très forte sociabilité interne. Le contact qui fait penser à Barruel que c’est un complot est une lettre échangée entre Frédéric II et Voltaire qui parlent d’un asile pour les philosophes. L’information en tant que telle est bonne, c’est ici son traitement qui génère un problème.

  • Il faut se rendre compte que les personnes qui connaissent de grands bouleversements, notamment aux XIXe et XXe siècles en ont conscience. Les gens ont le sentiment d’un changement et cela fait la fortune du conspirationnisme et de l’idée de complot. C’est ce qui nourrit l’antisémitisme politique et l’idée du complot juif. On est alors à la croisée d’un héritage d’un problème religieux entre chrétiens et juifs avec des éléments modernes. Par exemple, Toussenel, secrétaire de Fourier, assimile capitalisme et juifs dans son ouvrage Les Juifs, rois de l’époque, féodalité financière. Quant aux conservateurs, à ce moment, ils veulent rétablir une chrétienté omniprésente. Le pasteur Stöcker, aumônier à la cour de Guillaume II défend des thèses antisémites où il met en lien les Juifs et le capitalisme et dénonce une presse juive. Ce qu’on retrouve chez presque tous les antisémites contemporains.
  • Un point culminant de ces théories du complot intervient au début du XXe siècle avec un texte : Les Protocoles des sages de Sion.
    Ce texte tristement célèbre offre l’exemple de la difficulté de réfuter les falsifications historiques, dès lors qu’elles servent les passions haineuses. L’ouverture des archives soviétiques (1992) a permis de connaître de manière assez détaillée l’histoire de ce texte (voir en particulier le livre de Pierre-André Taguieff), publié en Russie, d’abord en extraits en 1903, puis intégralement en 1905 et 1906. Les Protocoles se présentent comme des comptes rendus de réunions secrètes rassemblant de grands personnages juifs échafaudant des plans de domination mondiale.
    Ils ont été écrits à Paris en 1901. L’auteur en est Mathieu Golovinski, agent russe, qui agit sur l’ordre du chef du bureau à l’étranger de l’Okhrana, la police politique du Tsar. Il s’agit de combattre l’influence du ministre des finances Serge Witte, jugé trop libéral par la faction la plus conservatrice du gouvernement, et d’influencer le Tsar en montrant qu’il existe un complot judéo-maçonnique dont Witte serait l’instrument.
    Golovinski, qui a terminé sa vie en fonctionnaire du jeune État bolchévique (ce qui a permis de retrouver ses papiers et de découvrir qu’il était l’auteur des Protocoles), s’inspire principalement d’un pamphlet de Maurice Joly publié en 1864 à Bruxelles, intitulé Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, et qui critiquait la politique de Napoléon III.
    Il décrit un plan de domination mondiale utilisant aussi bien la démocratie et le capitalisme que la guerre et la révolution. À court terme, ce « document » ne sert pas les projets de ceux qui ont commandé son élaboration. Le ministre des finances Witte ne démissionne qu’en 1903, parce qu’il s’oppose aux projets de guerre contre le Japon. Mais sa publication lui donne une grande postérité.
    Les soupçons quant à son authenticité existent cependant très tôt. Il faut dire que sur le simple plan de ce qu’on appelle la critique interne des sources (celle qui s’attache au contenu), la forgery de Golovinski prêtre le flanc : un groupe influent aussi secret animé d’aussi noirs desseins dressant un compte-rendu minutieux de ses réunions, cela paraît à première vue étrange… et même dans les milieux antisémites, certains ont des soupçons. Cela n’empêche pas le Times (malgré un recul ultérieur) de mentionner ce mystérieux document, ni l’industriel américain Henry Ford d’en assurer une large diffusion. C’est en 1938 qu’un Jésuite belge, le père Pierre Charles, met en évidence dans une série d’articles la reprise du texte de Maurice Joly et montre que ce texte, dont on ignore encore le véritable auteur, a été forgé de toute pièce.
    Adolphe Hitler était persuadé de l’authenticité des Protocoles, tant l’idée d’un complot juif mondial était structurante dans sa pensée. Le conflit israélo-palestinien a relancé la diffusion de ce texte dans le monde musulman. Et l’on rencontre encore sur internet des « démonstrations » d’une authenticité pourtant réduite à néant depuis longtemps.
    Tous ces exemples sont relayés par des milieux très marqués politiquement. Ils utilisent la presse et les livres donc ils sont intellectualisés.
  • Le complotisme contemporain c’est la fusion entre la rumeur traditionnelle et des contenus plus intellectualisés au service d’un projet politique : c’est la rumeur et le conspirationnisme. Il faut remonter aux années 1950-60 pour voir cette fascination. Le complot c’est pittoresque, c’est un beau sujet. Cette idée de complot, elle parle à l’imaginaire. C’est séduisant, cela parle à l’imaginaire. On le voit autour de l’ufologie et des affaires comme Roswell qui sont en pleine inspiration de science fiction. Dans les milieux de l’ufologie, cette idée de complot se diffuse : on est à la croisée de la science-fiction et de l’enquête. Le complotisme, avec ses histoires de sociétés secrètes, a pour effet de ré-enchanter le monde. Le Matin des magiciens, de Louis Pauwels (1960, il fonde en 1970 le Figaro Magazine) est un mélange d’enquête sur les grands initiés. Ce fut l’un des plus gros succès de librairie des années 60. Il est donc nécessaire de bien distinguer entre les théories qui versent dans l’extrême et d’autres approches plus oniriques.
    Ce sont souvent des auteurs avec beaucoup d’imagination qui basculent dans le complot. En plus, des différentes affaires d’ufologie, certains vont plus loin, en prétendant que ces histoires d’OVNI ne sont pas vraies, et sont inventées de toutes pièces pour masquer la vérité qui est que les extra-terrestres sont déjà là. C’est une époque de boom technologique avec les Trente Glorieuses : de nouveau, le contexte est important. Le but est de trouver du sens mais aussi de rêver.
    Cette idée se voit aujourd’hui avec le complot des reptiliens, dont le prince Charles serait d’ailleurs le plus actif. Ce genre de complotisme va du rêve au fanatisme, avec rarement un débouché politique, il faut absolument relativiser sur ce genre de contenu complotiste. C’est une culture imaginaire, à nous de garder un discernement. Le problème ici reste la diffusion.
  • En pleine guerre froide, le complotisme est facile à définir dans un régime totalitaire car toute opposition est vue comme un complot. La démocratie, elle, présente un autre problème : il y a un fort écart entre l’idéal démocratique et la réalité. Le complotisme apparaît en même temps que l’exigence de transparence. Par exemple, le complotisme américain des années 1960 /1970 se développe beaucoup au moment de l’assassinat de J.-F. Kennedy. C’est le début de la défiance d’une partie de l’opinion et du gouvernement. Il y a un lien important entre complotisme et opacité : quand on ne sait pas, on invente.
  • Aujourd’hui, nous ne sommes plus en Guerre Froide mais il y a toujours des phénomènes importants qui semblent changer nos vies. C’est le problème de la mondialisation avec un sentiment anxiogène, car on n’a pas l’impression qu’elle soit contrôlée. Souvent le complotisme se présente comme une critique des médias et de la société actuelle alors qu’il s’en sert énormément.

Pourquoi ces théories touchent-elles des personnes aussi nombreuses ?

Des complots existent réellement. On en a des exemples, comme pendant la guerre en Irak de 2003, et les médias les véhiculent fortement. Les gens se posent alors la question de savoir s’il n’y a que des complots.
Il y a un biais psychologique important. Tout d’abord, le biais d’intentionnalité qui fait que si quelque chose de mal, de négatif se passe, on va avoir tendance à se dire qu’il y a forcément une intention malveillante de quelqu’un afin d’avoir une cible de défoulement. Ensuite, il y a le biais de confirmation, c’est à dire que le cerveau traite mieux l’information qui confirme ce que l’on pense. Cela nous montre bien donc que l’esprit critique est un véritable effort psychologique, ce n’est pas naturel. Les programmes de 1882 préconisaient de lire le journal, tout en précisant qu’il fallait aussi faire l’effort de lire un journal qui n’est pas de notre opinion.
Aujourd’hui, les élèves s’informent presque exclusivement par internet, les réseaux sociaux et des contenus rebasculés. Ils ne sont pas actifs car l’information vient directement à eux par ce biais. Ils s’informent par leurs pairs et non pas par les adultes, c’est donc tout le rapport à l’information qui est à revoir. On ne peut pas leur enlever les réseaux sociaux, il faut au contraire apprendre aux jeunes à les utiliser de manière pertinente. L’idée est aussi d’avoir le réflexe de croiser avec les informations construites en-dehors des réseaux sociaux. Les éduquer aux fake news est déjà une bonne chose, même si c’est plutôt de la diffamation et de la déstabilisation que du complotisme.

Complotisme et éducation aux valeurs de la République

Il est donc important de mettre en lien ce problème du complotisme avec l’éducation aux valeurs de la République. Tout ceci revient à l’esprit critique, qui peut ressembler dans sa démarche à ce que les élèves vont entendre dans le complotisme même s’il manque des éléments.
Il faut aussi apprendre à nos élèves à distinguer le fait et l’interprétation car le complotisme utilise des faits comme des indices au service de leur interprétation déjà établie.
Il faut mettre de manière centrale le fait que les élèves s’écoutent : le complotisme se sert de la solitude intellectuelle (c’est la dernière étape avant la radicalisation), il faut forcer les élèves à parler et les empêcher de prendre les informations clés en mains en les faisant s’exprimer et débattre avec les autres.
La question de la citoyenneté est une tradition de notre métier mais le complotisme lui-même se sert de la crise de la citoyenneté. La notion de devoir civique a totalement disparu, on est en pleine mutation de la citoyenneté dans une idée de modèle de consommation du pouvoir démocratique « Est-ce que ça vaut encore le coup de voter ? ».
On ne doit pas traquer le complotisme mais créer de bonnes conditions pour le détecter et savoir réagir sans traquer dans le but de faire une rééducation. Le travail est en fait indirect, dans le développement de la confiance et de l’esprit critique.

C’est donc une réalité ancienne et pas si délirante, mais bien plus spectaculaire aujourd’hui. Les réseaux sociaux donnent illusion d’être producteurs alors qu’en fait il ne sont qu’un maillon d’une diffusion virale, propre au complotisme contemporain. L’éducation aux médias est souvent devenue une éducation à la critique des médias. Or, la critique des médias, c’est ce que développe le complotisme. Il s’agit donc d’abord de faire des élèves des usagers raisonnables des médias. L’éducation aux médias et à l’information doit permettre de faire comprendre le travail des journalistes, de mettre en avant l’individualité journalistique, et les démarches d’investigation liées à ce travail. Travailler sur les médias traditionnels (presse écrite, radio, TV) est un préalable, expliquer leur mode de fonctionnement, la production d’information.

Pour approfondir :

Pages eduscol « Déconstruire la désinformation et les théories conspirationnistes »
J. Grondeux, D. Désormeaux, Le complotisme : décrypter et agir, Réseau Canopé, 2017 —> interview des auteurs sur la page dédiée à l’ouvrage

Partager

Imprimer cette page (impression du contenu de la page)